Un cri du cœur de Kerline Joseph pour ses sœurs, son pays d’origine et son peuple.
Le 12 janvier demeure une journée sombre dans la mémoire de presque tous les Haïtiens. Le tremblement de terre, qui a dévasté ce pays déjà aux prises avec tant de difficultés quotidiennes, a également lacéré le cœur de ses enfants. À l’instar de la plupart de mes compatriotes envahis par un sentiment d’impuissance, j’ai eu à chercher et espérer récupérer intacts des membres de ma famille. Ma mère était parmi les êtres chers portés disparus pendant une semaine et qui ont été retrouvés. Mais un sentiment d’impuissance me tenaillait face à la réalité des Haïtiens restés au pays malgré eux et réduits à vivre dans des tentes. Ce sentiment s’exacerbait à la lecture des nouvelles touchant les violences sexuelles, principalement le harcèlement sexuel subi par les femmes dans des camps de rescapés.
Incapable de demeurer davantage dans le noir et inactive, j’ai décidé de me rendre en Haïti le 15 février, soit la même journée que le premier ministre canadien Stephen Harper et presqu’un mois après la catastrophe qui a fait approximativement 300 000 morts, selon le président René Préval.
La reconstruction du pays, une opportunité pour la déconstruction sociale des mentalités sexistes
Sur le terrain, mon réflexe initial, en tant que présidente de Voix Sans Frontières, un organisme de promotion et de protection des droits des femmes, a été d’offrir mon aide à SOFA (Solidarité femme haïtienne) qui l’a poliment déclinée étant donné leur besoin minime d’aide selon Carole Pierre Paul, la coordonnatrice. Le Kombit fanm saj (Comité de femmes sages), un organisme qui œuvre depuis six ans auprès des déshéritées, m’a allègrement ouvert sa porte. Ce comité offre aux femmes une opportunité d’évoluer à l’aide d’activités de sensibilisation et d’ateliers de formation. Cependant, le manque de moyens financiers, aggravé par le tremblement de terre, a entraîné la discontinuité de certaines de leurs activités et l’instauration d’un camp de 300 personnes. J’ai eu ainsi à me concentrer davantage sur la distribution de produits féminins et la sensibilisation en lien avec la sécurité des femmes rescapées. J’étais également consciente que cette aide ponctuelle ne représente qu’une minime contribution face au travail colossal qui reste à faire en vue d’offrir une certaine dignité au peuple d'Haïti. Je ne peux toutefois que féliciter le comité d’avoir fait preuve d’initiative en instaurant une brigade de surveillance dans le camp.
Dès le lendemain de la catastrophe, plusieurs organismes avaient sonné l’alarme face à la double victimisation des filles et des femmes. Gerardo Ducos, un chercheur d’Amnistie internationale, avait indiqué que beaucoup d’efforts sont déployés pour secourir la population, mais que des mesures doivent être prises pour protéger les femmes et les filles contre la brutalité et les agressions sexuelles, ce qui était déjà difficile en temps normal. À l’occasion de la conférence ministérielle préparatoire sur Haïti, qui a eu lieu le 25 janvier à Montréal en vue d’aider la communauté internationale à se fixer une orientation claire et commune, j’ai eu à faire part de mes appréhensions concernant la double victimisation des femmes rescapées à une responsable du ministère des Affaires étrangères du Canada et une autre de l’ambassade d'Haïti à Ottawa.
Un comportement pro-actif de la part des autorités, des acteurs de la reconstruction du pays et des organismes oeuvrant pour la promotion et la protection des femmes est essentiel. De plus, une certaine banalisation est associée aux violences faites aux femmes en général dans la société haïtienne, ce qui donne souvent lieu au silence des victimes qui souhaitent éviter d’être stigmatisées ou violentées de nouveau par leurs assaillants ou les proches de ceux-ci. D’ailleurs, le viol n’a été reconnu comme un acte criminel qu’en 2005 et les poursuites le concernant ont été rares même en temps normal.
Il n’est pas vraiment possible d’obtenir des statistiques sur les cas de violences faites à l’endroit des femmes, en raison de l’absence d’un système officiel national de collecte et d’enregistrement de données. Cependant, selon la coordonnatrice de SOFA, les femmes dans les camps font davantage face au harcèlement sexuel quotidien qu’au viol. Certains prédateurs considèrent comme un plaisir bénin de faire du voyeurisme (map pran ou ti jòf, disent-ils) ou d’accoster avec une grande insistance des filles et des femmes, lorsqu’elles se lavent ou urinent à l’extérieur alors qu'elles ne disposent pas d’un lieu pour préserver leur intimité. Conscients de cette problématique depuis le début, l’UNIFEM, en collaboration avec le ministère de la Condition des femmes, avait prévu depuis un mois réaliser un programme de protection des femmes rescapées, dont une formation pour aider à la mise sur pied de brigades de surveillance. Ce projet a été retardé dû à des difficultés inhérentes à une multitude de tâches survenues suite au tremblement de terre, selon la responsable de communication du ministère, Mildrèd Béliard.
Dignité pour mes concitoyennes et concitoyens rescapés
Tout en m’attardant sur la réalité de la condition des femmes, chemin faisant, je me suis retrouvée à alerter également sur la condition insalubre des rescapés vivant dans des camps de fortune. La visite de plusieurs camps, accompagnée de Mémime Alexandre Jacquet, m’a permis de constater qu’une grande confusion semble régner en ce qui a trait à la coordination de l’aide sur le terrain. Le manque de nourriture et de produits de base forcent les rescapés à vivre sans dignité dans certains endroits. Dans le camp Bromont sis à Canapé-Vert, une jeune femme, déjà mère de deux enfants en bas âge, vit avec son nouveau-né dans un camp insalubre installé sur un sol déjà boueux, alors que la période pluvieuse n'est pas encore arrivée. Elle s’est plaint de la difficulté de trouver de la nourriture pour elle et ses enfants. Pour se nourrir, elle doit, à l’instar des autres occupants du camp, se réveiller vers 2 h du matin pour obtenir un coupon de nourriture. Les mêmes doléances ont été faites notamment par le responsable du Comité du camp Bellevue situé à Léogane, Bergino Raphael. Au moment de notre entretien, 1 533 personnes demeuraient à cet endroit et les femmes s’y trouvaient en majorité, comme à l’accoutumée.
Pour aider mes frères et sœurs, à chaque camp visité, j’ai tenu à les sensibiliser face à la sécurité des femmes qui y vivent en majorité, tout en transmettant leurs requêtes à des responsables d’une radio haïtienne qui informe sur les problèmes qui subsistent sur le terrain et sur leur prise en charge par des responsables et des ONG. Je suis consciente qu’il puisse s’avérer difficile de suivre étroitement 500 camps, mais il n’est pas envisageable non plus que des rescapés subissent des traitements inhumains, alors qu’ils sont toujours en proie à un traumatisme psychologique post-sismique. Pour faciliter la coordination des camps, un programme gouvernemental prévoit regrouper les camps pour en obtenir un total de 18, une décision qui titille les défenseurs des droits humains qui craignent que ces espaces puissent devenir des milieux de vie permanents. Jean Gérin Alexandre, directeur de l’information de la Radio Caraïbes et conseiller du maire de Port-au-Prince, va dans le même sens et considère que les camps devraient être une solution temporaire pendant les deux à trois premiers mois.
De plus, à la suite du tremblement de terre, il faudrait prôner une évaluation des besoins spécifiques des femmes et des filles et qu’on en tienne compte dans les interventions à être mises en œuvre en période d’urgence. Rappelons l’importance de disposer d’une coordination adéquate dotée d’une collaboration étroite entre les organismes, pour une meilleure efficacité sur le terrain.
Quoiqu’il y ait eu une certaine évolution dans la condition des femmes haïtiennes, beaucoup reste encore à faire pour leur permettre d’évoluer en toute dignité et de contribuer largement à l’essor de leur pays, ajoute l’ancien secrétaire d’État en Haïti, le docteur Jean André. La communauté internationale se sent interpellée par la réalité actuelle du pays et une conférence est prévue en mars pour envisager les conditions de la reconstruction du pays. Un des éléments dont tous les acteurs doivent tenir compte est la nécessité de faire en sorte que la reconstruction d’Haïti soit également la déconstruction sociale de mentalités caduques inhérentes à la condition féminine. Une modification des mentalités ne pourra qu’être bénéfique pour la société haïtienne en devenir.
Les Haïtiens ont été durement frappés, mais ils ne désespèrent pas. Plusieurs subissent encore le contre-choc du tremblement de terre et cherchent une explication plausible à cette catastrophe. Des membres religieux profitent de ce cohu-bohu pour recruter en insinuant que ce séisme représente l’œuvre de Dieu. Le 17 février, j'ai assisté à une émission de Radio Caraïbes au cours de laquelle le maire de la ville de Delmas, Wilson Jeudi, un homme très instruit, martelait que Dieu s’est manifesté pour permettre au peuple de comprendre leurs attitudes inadéquates afin de les modifier.
Je demeure cependant dans l’espoir que les ONG et la communauté internationale vont trouver comment mieux coordonner l’aide dont ils disposent, avant qu'il soit trop tard ou que ne sombre le peuple haïtien. C’est pourquoi je considère que les différentes expertises de la diaspora haïtienne, évaluée à plus de deux millions de personnes, doivent être mises à contribution.
En tant que membre de la diaspora, je repars satisfaite de ma visite en Haïti. Je crois avoir apporté une contribution aussi minime soit-elle. Cependant, le désarroi, un goût fade relié à la misère des miens me poursuit et me laisse avec un sentiment de devoir inachevé.
Pages reliées :
Reuters Report Slams MINUSTAH, Center for Economic and Policy Research, 26.02.2010
Whose Needs? Whose Assessment?, Beverly Bell, yes!, 26.02.2010
Help Without Humiliation, Beverly Bell, yes!, 15.02.2010
From the Front Line, Flavia Cherry, CAFRA, 06.02.2010
Haïti : le séisme affecte d’abord les femmes, Oxfam-Solidarité, 24.02.2010
Women and Girls in Haiti Face Violence, Loss of Key Advocates, Alex DiBranco, change.org, 06.02.2010
Haitian women easy targets of crime, The Daily Inquirer, 06.02.2010
A 'responsibility' to help in Haiti, Andrew Chung, thestar.com, 22.02.2010
To Help Haiti, Upend Aid Habits, and Focus on its Women, Elaine Zuckerman, Gender Action, 08.02.2010
Recommandations politiques concernant les questions de sécurité et les besoins des défenseures des droits humains après le séisme, Coalición Internacional de Defensoras de Derechos Humanos, 05.02.2010
Women must play active role in Haiti’s recovery – UN experts, UN News Centre, 01.02.2010