par Maguy Thélusmond. Texte lu à Montréal lors de la Journée nationale du mouvement des femmes haïtiennes.
Le 14 janvier, alors qu’il venait d’apprendre l’inimaginable, cette nouvelle que nous n’avions ni les mots, ni le courage de lui annoncer, le fils d’Anne-Marie, Yamil, mon neveu, de Paris nous envoyait ce courriel combien déchirant disant :
«Anne Marie Coriolan est UNE GRANDE DAME. Elle a du courage. C'est étonnant. Je la respecterai toujours. En tout cas, ma vie a été marquée par sa présence. J'en rêve encore...
Ce pays a fini par la tuer! Elle aurait tout fait! Elle aurait beaucoup fait.
J'ai toujours mal, ça fait mal.
Wap toujou la, wap toujou la manmi, wap toujou la, toujou, toujou».
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai répondu à Yamil qu’il n’est pas le seul à avoir été marqué par Anne-Marie.
Comment parler de tout ce qu’a fait Anne-Marie, en peu de temps? J’ai rencontré Anne-Marie alors que j’étais une jeune adolescente dans ma ville natale, le Cap-Haitien. Elle était de passage pour participer à une activité «inter philo» entre le Collège Notre-Dame où étudiait mon frère, qui par la suite est devenu son conjoint, et le collège St-Pierre. Je fus tout de suite fascinée par cette femme, grande, sportive, débordante de vie et d’énergie. Curieusement, je me suis dit que j’aurais aimé être comme elle. Anne–Marie dégageait ce quelque chose qui donne autour d’elle un sentiment de sécurité et de bien-être.
Déjà à cette époque, soit à la fin des années 1970, c’était une femme engagée dans la lutte pour une société plus juste et plus humaine. Elle avait compris que tout changement dans la société devait passer par l’organisation des groupes les plus marginalisés. Comment y parvenir sous un régime considéré comme l’un des plus féroces et des plus sanguinaires du 20ème siècle? L’alphabétisation, certes, était un moyen, dans un pays qui comptait à l’époque plus de 80% d’analphabètes. Elle s’est donc impliquée auprès des jeunes membres du groupe Jenes Ouvriye Katolik (JOK) dans les quartiers défavorisés de Port-au-Prince : Martissant, Cité Simone (devenue Cité Soleil) et Saint Joseph. Ce travail d’alphabétisation, en particulier auprès des ouvriers et des ouvrières vivant dans ces quartiers, était un moyen de leur faire prendre conscience des conditions inhumaines dans lesquelles ils–elles travaillaient dans les usines de sous-traitance, où le salaire minimum à l’époque était de moins 1 $ par jour, et de les porter à s’organiser pour défendre leurs droits.
À travers l’implication qu’Anne-Marie arrivait à susciter chez des jeunes auprès des plus démuni-es, elle parvenait à faire prendre conscience de l’étonnante disparité qui existe dans ce pays entre les différentes classes sociales et de la nécessité que cela change.
L’engagement d’Anne-Marie ne se limitait pas aux quartiers défavorisés de Port-au-Prince. Sa vision d’Haïti était celle d’un pays qui devait se relever en comptant sur sa principale force vitale, la paysannerie haïtienne. Cette dernière, dépouillée de ses terres par l’oligarchie, a dû se retrancher dans les mornes abruptes en travaillant avec ingéniosité pour produire le peu de vivres pour assurer sa survie, et quelle survie!
Tandis qu’elle poursuivait ses études universitaires en sciences économiques, en linguistique, Anne-Marie trouvait le temps d'aller dans les coins les plus reculés, dont certains, accessibles uniquement à pied ou à dos d’animaux, nécessitaient pas moins de 10 ou 12 heures de marche. Ce travail auprès des paysans et paysannes était fondamental. En s’organisant en Gwoupman, ils pouvaient à la fois s’entraider mais surtout réfléchir sur leurs conditions et trouver les moyens de revendiquer leurs droits. On comprendra le danger auquel les militants et militantes s’exposaient dans la conjoncture politique de l’époque caractérisée par une dictature féroce qui annihilait tout mouvement de contestation, bâillonnait la presse, emprisonnait sans procès, et tuait impunément.
Le mouvement Tèt kole ti peyizan a émergé dans plusieurs coins du pays, fruit du travail de personnes comme Anne-Marie, qui aimaient profondément leur pays. Sa fille Wani, qui est ici avec nous, soulignait, dans une entrevue à CNN : «Ma mère aimait profondément son pays. Elle n’a jamais cessé de croire en Haïti. Elle disait, quand on poursuit un rêve, il faut se battre pour le réaliser».
Outre le travail clandestin qu’elle menait auprès des ouvriers, ouvrières, paysans, paysannes, Anne-Marie, à juste titre, avait compris que pour soutenir le travail réalisé auprès de ces dernier-es, il était nécessaire d’avoir des structures ouvertes. En collaboration avec ses camarades, elle fonda le Centre Action et Développement, le CAD. Cet organisme, à but non lucratif, poursuivait le travail de conscientisation et d’alphabétisation sur une plus grande échelle. CAD est devenu, par la suite le CRAD, le Centre de recherche et d’action pour le développement.
L’organisatrice politique et la féministe qu’est Anne–Marie mit sur pied en 1985 la SOFA (Solidarité Fanm Ayisyen). Cette organisation féministe a clairement identifié dès sa création les deux aspects fondamentaux de sa lutte, soit celle contre toutes les discriminations et les violences dont les femmes sont victimes, et la lutte pour changer la société basée sur l’exploitation tant des hommes que des femmes. Ces deux luttes devaient toujours aller de pair. La vision de SOFA dont je suis une des fondatrices est celle d’une organisation nationale avec des ramifications dans les coins les plus reculés du pays. SOFA devait être présente dans tous les espaces, sur toutes les tribunes pour faire entendre la voix des femmes et défendre leurs droits. A l’époque, les femmes membres des organisations paysannes se retrouvaient dans la cuisine tandis que les hommes discutaient et réfléchissaient sur leurs problèmes. Situation qui a évolué de nos jours, car on retrouve des femmes dans toutes les instances de direction des organisations paysannes, parfois en majorité.
La lutte menée par SOFA, Kay Fanm, Enfofanm ainsi que d’autres organisations a mené à la décriminalisation de l’avortement et à la reconnaissance du viol comme un crime. En Haïti, le viol était une arme politique utilisée contre toute femme qui ose défier l’autorité et l’ordre établi.
Au lendemain du départ de Jean–Claude Duvalier en 1986, Anne-Marie a aussi été une des principales promotrices de la campagne d’alphabétisation menée par l’église catholique, «Misyon alpha». La hiérarchie catholique à l’époque, représentée au sein de la coordination de l’organisme, souhaitait une méthode d’alphabétisation fonctionnelle. Anne-Marie a lutté avec ardeur pour que la méthode développée soit semblable à celle utilisée au Nicaragua au lendemain de la victoire des Sandinistes, basée sur la théorie de la libération de Paolo Freire. La méthode «Goute Sel» (Goûter au sel de la connaissance, qui «dézombifie», qui redonne la vie) fait partie de ses réalisations. Cette méthode devait permettre aux alphabétisés et alphabétisées de lire et d’écrire leurs réalités dans une perspective de changement social.
Au cours de cette année 1986, Anne-Marie fut profondément meurtrie par l’assassinat de son jeune frère et camarade de lutte : Fred Coriolan, le 26 avril, lors d’une manifestation pacifique devant le Fort Dimanche, l’un des symboles de la dictature. Les prisonniers politiques y croupissaient dans des cellules minuscules, sans hygiène, torturés jusqu'à leur dernier souffle, On voulait que cette prison devienne un musée en mémoire des milliers de personnes qui y ont perdu la vie. Cette tragédie renforça sa conviction de la nécessité du renforcement des organisations pour faire face au néo duvaliérisme.
Au lendemain du retour d’Aristide, en 1994, la revendication menée par SOFA, Kay Fanm ainsi que d’autres organisations de femmes, d’avoir un ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes pour adresser les problèmes spécifiques des femmes a été satisfaite. Anne-Marie est devenue la cheffe de cabinet de la ministre Lise-Marie Déjean, également membre fondatrice de SOFA. Dans une perspective de décentralisation, le ministère à l’époque a établi des bureaux régionaux dans les différents départements du pays, où les femmes pouvaient faire entendre leurs voix.
Anne–Marie était présente dans toutes les tribunes internationales pour faire avancer la cause des femmes, pour faire entendre la voix des sans voix.
Anne–Marie, avait décidé de compléter en France une maîtrise en linguistique et avait commencé ses études doctorales. Elle avait toujours choisi une formule qui ne l’éloignait du pays que pour peu de temps.
Au cours de la dernière année, elle avait créé au sein du CRAD une entité dénommée CIDEV, Citoyenneté et Développement. Dans le cadre du CIDEV, Anne-Marie avait développé dans la commune de Marchand Dessalines un projet intitulé Aksyon sitwayen pou fanm ak timoun jwenn idantite yo (Action citoyenne pour que les femmes et les enfants puissent avoir leur identité). Ce projet devait permettre à 6 300 femmes et enfants d’avoir leur acte de naissance. Près de 2 000 d’entre eux ont eu le temps de l’obtenir.
Au cours de sa vie, trop courte, Anne-Marie a certainement marqué la vie de plus d’un. Elle n’a pas su voir le grand changement dont, toute jeune, elle avait rêvé. Elle n’a pas pu vivre dans cette Haïti, qu’elle chérissait, qui devait être un endroit, où tout le monde trouve sa place, où règnent la justice, la paix, la solidarité.
Pour sa famille, ses camarades, Anne-Marie ne peut pas mourir. Elle est partie vers l’au-delà, mais nous qui avons la chance d’être en vie, nous devons nous montrer à la hauteur du rêve poursuivi par des femmes comme Anne-Marie. C’est seulement ainsi qu’elle vivra en chacun et chacune de nous!