par Marie Pelchat et Élise Prioleau, L’Autonome, vol. 5 no 3
En 2012, les femmes sont encore peu nombreuses à accéder aux plus hautes fonctions. Pourtant, l’égalité entre les femmes et les hommes est considérée comme un acquis de la société québécoise. Comment expliquer le phénomène? Selon la coordonnatrice de Relais-femmes, Lise Gervais, « les habiletés et les aptitudes que l’on associe aux femmes ne coïncident pas toujours avec l’idée que l’on se fait du pouvoir ».
De nombreuses études démontrent que les filles et les garçons ne sont pas socialisés de la même façon. Dès la naissance, nous apprenons à adopter des comportements associés à notre sexe. Individuellement, notre personnalité, nos goûts, nos aptitudes et nos réactions sont influencés par notre identité sexuelle. Collectivement, nos attentes diffèrent si notre regard se porte sur un homme ou sur une femme. Notre socialisation nous amène à percevoir notre rôle social différemment que l’on soit homme ou femme, et cela oriente nos choix. C’est bien connu : la majorité des garçons est plus disposée aux jeux de compétition, alors qu’un grand nombre de filles réussit mieux sur les bancs d’école. « Il faut remonter à ce fondement culturel très ancien pour comprendre pourquoi, invariablement, le nombre de femmes qui occupent des postes d’influence décline lorsque nous n’y portons plus attention », explique Lise Gervais.
« Réalistes » face à leurs capacités
« Très tôt durant l’enfance, les jeux extérieurs, physiques et compétitifs prédisposent les garçons à aborder le défi de manière plus active alors que les filles jouent à des jeux d’intérieur dans un esprit coopératif qui tient compte des limites des joueurs. Plus tard, lorsqu’elles font face à un défi, les femmes perçoivent d’abord où sont leurs limites. Elles pensent spontanément à ce qu’elles devraient acquérir pour mieux réussir. Au contraire, plus enclins à entrer dans la compétition, les hommes sont plus conscients de leurs forces et plongent tête première dans la mêlée. »
Ce regard différent porté par les femmes sur leurs capacités et leurs limites influence, par exemple, leur manière d’envisager la prise de parole dans une assemblée. « Lorsque l’on va dans une assemblée publique, évoque Lise Gervais, on constate que les hommes se présentent, d’entrée de jeu, au micro pour prendre la parole, tandis que les femmes attendent de formuler leurs idées avant d’y aller. Les femmes ont davantage besoin de s’assurer de l’intérêt de leur point de vue, avant de se lancer dans la joute, ce qui fait qu’elles risquent d’être moins entendues que les hommes lorsque le débat est limité dans le temps. »
Cette aptitude à respecter ses propres limites nuit aux femmes quand vient le temps d’accéder à un poste plus important. Ainsi, elles s’appliquent à remplir leurs fonctions avec brio plutôt que de chercher à grimper rapidement les échelons. « Les entreprises et organisations préfèrent les maintenir aux postes qu’elles occupent, où elles sont appréciées pour leurs compétences, plutôt que de risquer un changement rendant plus incertain la qualité de leur rendement. Cette réalité, que l’on nomme paroi de verre, tend à confiner les femmes dans des fonctions de moindre importance, moins stratégiques et moins visibles. »
Ce « réalisme » des femmes influence aussi leur choix de vie, explique Lise Gervais. « Elles souhaitent concilier différentes dimensions : le travail, l’engagement, la vie privée, les loisirs, la culture. Beaucoup de femmes conçoivent la vie idéale comme plurielle, et non seulement axée sur la réussite professionnelle. Or, il y a une inadéquation entre cet objectif et les conditions dans lesquelles s’exercent les plus hautes fonctions, ce qui les pousse parfois à renoncer à des postes-clés. » Bien que les femmes soient nombreuses à vouloir s’impliquer dans les instances, celles-ci ne leur permettent pas toujours de poursuivre leurs objectifs et de mettre de l’avant les aptitudes qui les distinguent des hommes.
Le pouvoir informel… se joue dans l'imaginaire
Exercer le pouvoir « différemment » n’est pas un mince défi. Les idées préconçues et les stéréotypes sont tenaces, même s’ils sont souvent invisibles et inconscients. L’image est bien répandue : un gestionnaire est un homme, directif, compétent, efficace, logique et responsable. Les femmes, plus souvent reconnues pour leur sensibilité, leur empathie, leur écoute et leur minutie, n’arrivent pas toujours à incarner le rôle du leader, ou inversement, à être reconnues par les autres comme de potentiels chefs.
Les stéréotypes masculins et féminins agissent dans tous les domaines de la société, prévient Lise Gervais. « Je me souviens d’une anecdote à ce sujet, dit-elle. Au cours d’une recherche sur les jeunes délinquants, les chercheurs ont constaté que les intervenants étaient choqués par le langage vulgaire des jeunes filles. Les garçons, qui ne parlaient pas mieux que les filles, ne dérangeaient pas autant. On s’est donc aperçu que l’attitude des jeunes délinquantes heurtait une idée préconçue : pour être "acceptable', une jeune fille devait être polie, douce, jolie et calme. Le garçon peut plus facilement être débraillé, turbulent, ou transgresser certains codes du langage. »
Du garçon au politicien, les modèles se maintiennent. « On tolère collectivement mieux qu’un politicien clame de gros mots, parfois hargneux. Lorsqu’une politicienne se permet une critique acerbe, on s’offusque plus rapidement. Il est courant d’entendre dire : “Les femmes sont hargneuses entre elles”. En réalité, je ne crois pas qu’elles le soient plus que les hommes, mais lorsqu’elles le sont, elles dérangent.
Imaginons un instant une femme qui adopterait le comportement de Michel Chartrand, le fameux syndicaliste qui a dénoncé haut et fort certaines réalités sociales, de manière parfois très crue. Cette femme serait à contre-courant du modèle féminin : on lui reprocherait sans doute sa "masculinité". En revanche, il est plus fréquent d’entendre des commentaires sur la tenue vestimentaire d’une politicienne que celle d’un politicien, car l’apparence agréable est un atout que l’on s’attend à retrouver chez une femme et non spécialement chez un homme. »
L’image et l’attitude que l’on associe à un décideur peuvent nuire aux femmes qui ne correspondent pas à ces attentes, mais qui souhaitent accéder à des fonctions traditionnellement masculines. C’est ce que l’on appelle le plafond de verre, c’est-à-dire ce sont des préjugés reliés au genre qui ont pour conséquence d’écarter les femmes des responsabilités liées au pouvoir. « Cela commence par les lieux de pouvoir informels. Les terrains de golf et les clubs de chasse, par exemple, sont souvent le théâtre de décisions stratégiques et de partage d’informations informelles. Non seulement les femmes ne s’identifient pas facilement à ce type de loisir, mais elles ne seront pas spontanément invitées à y participer. D’autant plus qu’au mitan de leur carrière, celles qui ont de jeunes familles préféreront s’y consacrer durant leurs temps libres. »
L’association femme-maison
Cas de figure : un poste est à pourvoir au conseil de direction. Qui a du temps? Qui a moins de responsabilités familiales? « À elles seules, ces deux questions peuvent éliminer un grand nombre de femmes qualifiées, car bien souvent elles sont responsables des tâches liées aux soins des enfants et des parents vieillissants. Or, occuper un poste décisionnel nécessite d’être disponible de 6 h à 19 h, les soirs et les fins de semaine. Il n’est pas rare que les réunions au sommet durent toute la nuit, ou qu’elles nécessitent un déplacement de plusieurs jours, parfois décidé à la dernière minute. Les négociations syndicales-patronales ou les réunions d’affaires sont structurées de sorte que les participants doivent impérativement avoir derrière eux quelqu’un qui s’occupe de payer les comptes, de faire manger les enfants et de faire le ménage. »
« Ce rôle-là est encore "spontanément" joué par les femmes. Pour nombre d’entre elles, choisir de fonder une famille est synonyme d’engagement familial, alors que pour les hommes ce rapprochement n’est pas automatique. Il n’est pas rare qu’une femme renonce à une carrière exigeante ou cesse temporairement de hautes études pour se consacrer au soin de la famille. » Les statistiques le démontrent : avant 40 ans, peu de femmes occupent des postes d’administratrices. Elles y accèdent lorsque les enfants sont grands.
La carrière ou la famille?
Comment concilier une brillante carrière et une vie familiale saine? Souvent, c’est aux femmes qu’incombe la responsabilité de répondre à ce dilemme. D’ailleurs, les femmes se sentent encore aujourd’hui plus responsables que les hommes de la réussite familiale. « Certes, il y a eu d’énormes changements, reconnaît Lise Gervais. Aujourd’hui, les hommes veulent s’occuper de leurs enfants et prennent du temps et du plaisir à être avec eux, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans. Cependant, la majorité des tâches quotidiennes sont encore assumées par les femmes, jugées plus compétentes en la matière. Or, la conciliation travail-famille est un défi collectif, qui doit être pris en charge par les institutions et les organisations. »
« Certains milieux permettent aux parents de concilier les exigences familiales avec celles du travail en adoptant des modalités telles que le télétravail ou le travail à domicile, l’assouplissement des horaires de bureau, les services d’aide au ménage ou aux courses, les subventions pour le paiement des services de garde, ou encore l’embauche d’adjoint. Le Casino de Montréal, par exemple, a mis au service de ses employées et employés, une garderie ouverte 24 heures sur 24. Ces mesures, cependant, demeurent marginales et le fait d’entreprises avant-gardistes. »
Il est vrai que ces stratégies rendent techniquement service aux femmes, mais elles permettent surtout de porter un message : la difficile conciliation travail-famille est une question qui doit être résolue collectivement et non seulement par chacune des femmes, dans l’ombre du foyer. Là est le véritable défi!
Imposer des quotas?
Pour atteindre la parité au sein des conseils d’administration, une autre solution a été mise de l’avant : l’imposition d’un nombre minimal de sièges féminins. Est-ce une solution viable? « Oui, dit Lise Gervais, car lorsqu’on tient pour acquis que les femmes y seront intégrées, trop souvent, on se rend compte que les conseils se masculinisent et pour certains deviennent exclusivement masculins. »
« Mais attention, dit-elle : les quotas peuvent créer des effets pervers. Cela peut donner l’impression que les femmes sont sélectionnées, non pas pour leurs compétences, leurs connaissances et leur apport, mais parce que l’on doit atteindre les quotas. Autre désagrément : il s’agit de mesures mécaniques et rigides qui peuvent entrer en conflit avec les autres critères à l’embauche. Pour être représentatives de la population réelle, les instances devraient techniquement élire, par exemple : 50% de femmes, 25% d’immigrants, 10% d’homosexuels, etc. Ce type de normes peut vite devenir complexe à atteindre dans la réalité. »
Le défi est de taille : entre la surveillance rigide et le laisser-aller, il convient de veiller à ce que les femmes ne soient pas évacuées à 100% des lieux décisionnels. Car l’absence totale des femmes est plus répandue qu’on ne le pense dans les lieux du pouvoir : 50% des entreprises canadiennes cotées en bourse n’ont aucun membre féminin siégeant au conseil d’administration. Lorsqu’elles y sont, elles représentent seulement 15% des membres.
Pour contrer le phénomène de désaffection des femmes pour les hautes instances, le gouvernement du Québec a réagi. En 2011, la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État, loi qui assure la parité hommes-femmes aux conseils d’administration des sociétés d’État, a permis d’atteindre un taux de 48% de femmes au sein de ces instances. De même en France, en Espagne, en Islande et en Norvège, on a adopté officiellement un quota de 40% de femmes siégeant aux conseils d’administration des compagnies. À l’opposé, le gouvernement canadien a préféré ne pas adopter officiellement la parité aux conseils d’administration des sociétés canadiennes, prévue dans le projet de loi S-206. Celui-ci a été rejeté par les conservateurs en avril 2011.
Outre l’imposition de quotas, le jumelage des femmes expérimentées à celles qui le sont moins permet de favoriser l’accès d’un plus grand nombre de femmes aux postes décisionnels. « Souvent, elles ont du mal à se visualiser elles-mêmes dans ce type de position "autoritaire", relate Lise Gervais. C’est pourquoi, bénéficier d’exemples de parcours et de conseils, permet de motiver certaines femmes à se lancer dans des carrières plus influentes que ce qu’elles prévoyaient au départ. De même, l’organisation de groupes de formation permet aux femmes d’apprendre à reconnaître leurs compétences spécifiques et de se rendre compte que celles-ci peuvent être utiles dans des rôles décisionnels. »
Le pouvoir au féminin : d'autres préoccupations?
L’image de la femme qui exerce son pouvoir de manière outrancière, pour démontrer sa capacité à assumer une tâche traditionnellement masculine, pensons ici à Madame Thatcher, est bien connue. Cependant, nombre de femmes ont développé des manières différentes d’aborder le pouvoir, a constaté Lise Gervais à partir de son expérience dans différents organismes. « Évidemment, prévient-elle, toutes les femmes en situation de pouvoir n’ont pas les mêmes comportements. Nous observons que les femmes en position de pouvoir n’ont pas les mêmes motivations que leurs confrères. »
Bien qu’il faille se méfier des généralités, certaines tendances sont identifiées : les femmes s’impliquent au sein des conseils d’administration pour participer au développement d’une cause, d’une idée ou d’un organisme auquel elles croient. Leur propre réalisation passe souvent par une cause collective. Elles sont guidées par le sens des responsabilités. En d’autres mots, les femmes se disent : « Il faut que ça se fasse, donc je vais y aller ». Les hommes quant à eux seraient plus souvent motivés par le fait de relever un défi personnel, de démontrer leurs capacités et d’acquérir du prestige.
Lorsqu’elles atteignent les fonctions les plus hautes, les femmes se distinguent également des hommes par le type de préoccupations qui sont les leurs, observe Lise Gervais. Elles sont plus sensibles à certaines problématiques sociales. « Fait marquant : dans les années 1970, on a vu des femmes de tous les caucus se mobiliser pour la décriminalisation du droit à l’avortement. À cette époque, il y a eu des alliances très surprenantes entre des députées conservatrices, néo-démocrates et libérales. En revanche, on ne voit pas d’alliances autour d’enjeux sociaux aussi précis dans la députation masculine. »
« Les femmes sont également portées vers le travail collaboratif, remarque Lise Gervais, ce qui signifie qu’elles envisagent la hiérarchie autrement que les hommes. Certaines femmes en position de pouvoir vont, par exemple, mettre de l’avant des modes d’organisation du travail qui tiennent moins directement compte de la hiérarchie des membres. Les groupes de concertation, les tables rondes et la mise en commun des expériences sont des méthodes de travail avec lesquelles les femmes se sentent généralement plus à l’aise. »
Quel bilan pour la décennie 2000?
Au cours des dernières années, les Québécois ont cru que l’égalité entre les sexes était enfin atteinte. La majorité des citoyens voit d’un bon oeil la parité hommes-femmes, elle est un idéal à atteindre. Nous nous identifions collectivement à cette égalité des sexes. D’autant plus que la réussite scolaire plus élevée chez les jeunes femmes peut laisser présager une société de demain où les femmes auront rejoint les hommes là où les écarts existent. Mais attention, prévient Lise Gervais : quand on tient cette réalité pour acquise, il n’est pas rare de constater que la tendance s’inverse. Nous constatons que la présence des femmes régresse au sein des conseils d’administration et dans les postes stratégiques.
« L’idéal démocratique qui suppose la représentativité de tous les membres de la société dans les lieux de pouvoir doit sans cesse être repensé et réactivé au sein de nos institutions pour perdurer. Car les modèles de socialisation agissent eux aussi et favorisent la reproduction de l’exercice traditionnel du pouvoir. À son tour, celui-ci concourt à repousser les changements incarnés par les femmes en périphérie des lieux décisionnels, c’est-à-dire dans le domaine privé.
Nous avons intérêt, collectivement, à assurer la participation d’une pluralité de citoyens dans nos organisations publiques et privées. Cela permet l’éclosion d’une plus grande variété de points de vue, de perceptions et d’idées nouvelles. La croissance d’une organisation, tout comme celle d’une société dépend de sa capacité à intégrer de nouvelles idées et de reconnaître les forces dont elle peut bénéficier. Les talents développés par les femmes ont le potentiel de faire évoluer nos organisations à caractère social, politique et économique. Il en va de même des acquis des autres groupes moins influents comme les autochtones et les immigrants, peu entendus dans la sphère publique et dont pourrait bénéficier le Québec. A-t-on comme société les moyens de se passer de tant de richesses? »